Interview laurent Bihl, auteur d’Une histoire populaire des bistrots.

Pour Laurent Bihl, le bistrot n’est pas un objet théorique. Il en pousse la porte à raison de cinq ou six fois par jour. Il y boit un coup avec ses copains, y écrit ses bouquins et corrige les copies de ses étudiants. Une chose l’agace : celle de voir son livre placé par les librairies dans le rayon gastronomie.

Ce livre, c’est un passage de témoin qui suit le travail de votre père ?
Oui. Mon père, Luc Bihl-Willette était spécialiste des lois sur les débits de boissons et l’avocat des bistrots parisiens. Il avait écrit « Des tavernes aux bistrots » alors qu’il était mourant. Je préparais alors l’agrégation et je l’avais aidé en lui préparant des fiches. L’ouvrage de mon père était plus porté sur l’affectif, le mien est celui d’un historien.

Vous pointez le problème de santé publique lié à l’alcool trafiqué puis à l’alcool industriel durant l’âge d’or des bistrots qui, en termes de préjudices, semblerait plus important que les dégâts causés par les drogues contemporaines comme le crack ?

C’est le rapport au travail qui change. Aujourd’hui, les drogues comme le crack et ses dérivés sont des drogues de la vacuité, de l’inactivité, du désœuvrement alors que l’alcool à l’époque était un dopant qui permettait de tenir le coup et de supporter les journées de travail harassantes.

A ce sujet, la République a eu parfois une attitude ambigüe vis-à-vis des cafés, en protégeant d’abord la santé puis les intérêts des cafés ?

La IIIème République a été d’une hypocrisie sans nom avec ses deux lois. Celle de 1873 extrêmement contraignante pour les cafés avec les tarifs placardés, l’ivresse des mineurs etc… et celle de 1880 qui permettait d’ouvrir n’importe quel café.

La concentration à l’œuvre aujourd’hui dans le monde de l’alcool et les réseaux de distribution du CHR ne plaident pas en faveur des indépendants ?

Il en va de même dans le cinéma, la littérature ou l‘édition. Le principe de l’indépendance n’existe plus. C’est cela la fin de la liberté. Evidemment ce n’est pas un livre optimiste mais ce n’est pas parce qu’on est dans le dernier carré qu’on ne doit pas se battre. Il faut résister.

Est-on en train de vivre la fin des bistrots ?

Sans doute. Ils ont vécu leur âge d’or dans une France majoritairement rurale avec une forte classe ouvrière. Aujourd’hui, il n’y a plus de « campagne » ni « d’usines ». Les bistrots ont souffert de la tertiarisation. Mais également d’une politique de sécurité et de contrôle social. La République s’est emparée des lois de Vichy. Le bistrot est le seul lieu qui peut être fermé d’un claquement de doigt par le préfet sans que le propriétaire ne puisse faire un recours immédiat en justice.
Il n’y a plus cette transmission culturelle du lieu entre les générations. La dernière fois où les bistrots se sont transformés, c’était dans les années soixante avec les flippers, les scopitones (juke-box), tout ce décorum pour les jeunes de l’époque. Ce sont les mêmes que l’on retrouve aujourd’hui qui constituent aujourd’hui les deux tiers de leur clientèle.

Enfin quand on lit que le fast-food attaque la petite restauration, c’est en fait le bistrot qui est attaqué par McDo. Ironiquement, les bars américains sont moins atteints aux USA que nos troquets.

Alors, un espoir ?

Face à cette chute, on cherche à recréer des bistrots dans un but d’aménagement du territoire. On risque d’être confronté à un problème dans une vingtaine d’années face à la rupture d’habitude. On pourra toujours créer des lieux mais si personne ne vient, cela n’aboutira à rien. On sera confronté à une mutation de la société, sans espoir de retour.

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