Un livre de Daniel Crozes sur les bougnats de l’Aubrac

Ah ces bougnats ! on a l’impression de les connaître sur le bout des doigts avec leur commerce de vins-bois-charbon métamorphosés en bistrots au fil des ans. Mais c’est souvent le doigt qu’on se met dans l’œil quand on commence à les confondre avec les Auvergnats… 

La nouvelle édition « Les Bougnats de l’Aubrac »  le livre que l’écrivain aveyronnais Daniel Crozes leur consacre permet de mesurer la profondeur de notre ignorance à ce sujet. Avec sa précision d’historien et son regard d’ethnologue soutenu par une plume vive comme l’eau d’une boralde (c’est ainsi qu’on appelle les cours d’eau de l’Aubrac), il dresse une histoire de cette tribu descendue de ce plateau granitique que se partagent à parts inégales l’Aveyron, le Cantal et la Lozère. Il a fallu 150 ans aux Aubraciens pour conquérir Paris. 

Il y a la géographie. Ce côté « toit du monde » qu’est l’Aubrac qui a transmis à ses habitants ce caractère dur et âpre au gain et ce besoin d’émigrer face à l’hostilité du milieu naturel. Sans en faire des sherpas, ce milieu leur a donné une aptitude à gravir. Au propre comme au figuré. Qu’il s’agisse des transhumances printanières partant des bords du Lot jusqu’aux sommets du plateau d’Aubrac ou de ces volées de marches des immeubles parisiens grimpées des dizaines de fois, chaque jour, avec des bassines d’eau chaude ou un sac de 50 kg de charbon sur les épaules. Ainsi ont-ils aussi gravi l’échelle sociale. Du roule employé dans un buron devenu 30 ans plus tard patron d’un café les plus courus de la capitale tel un certain Marcellin Cazes, patron de la brasserie Lipp. 

A ce sujet, Daniel Crozes insiste sur la simultanéité du développement des « montagnes laitières » de l’Aubrac lié à l’essor du fromage de Laguiole et la multiplication, au même moment, des affaires de vins-charbon dans la capitale. D’où ces vies pendulaires quand les buronniers de l’été deviennent charbonniers l’hiver à Paris … Avant qu’ils ne choisissent souvent le métier en ville de façon permanente en espérant décrocher une affaire, une fois marié avec une payse rencontrée dans un banquet d’amicale.Et pour les plus audacieux des charbonniers devenir cafetiers.

L’émigration, d’abord temporaire, a commencé au XVIIe siècle avec les scieurs au long en Catalogne qui, dit-on, ramenèrent la forme de la navaja, cette courbe qui allait faire le succès du couteau laguiole. Au XIXe siècle, dès les années 1830, elle s’est poursuivie avec les porteurs d’eau dans le Paris de la Monarchie de Juillet et des débuts du Second Empire. Haussmann avec son œuvre urbanistique et hygiéniste va les pousser à abandonner le transport de l’eau pour celui du charbon.

Daniel Crozes met le doigt sur le dénigrement et la moquerie dont les « Auverpins » ont été l’objet du fait de leur accoutrement et de leur patois, ce « charabia ». Ce statut d’émigrés miséreux dans la grande ville a parfois plus que des ressemblances avec les émigrés d’aujourd’hui. D’ailleurs, les descendants des bougnats d’hier derrière leurs comptoirs tombent rarement dans les travers de la xénophobie.  Mais c’est ce mépris relatif et ce besoin de reconnaissance qui ont poussé ces bougnats à se réunir et à jouer des solidarités pour maintenir le lien avec le pays et venir en aide aux malades et aux nécessiteux. C’est tout le mérite du mouvement amicaliste, qui 120 ans plus tard, demeure encore principalement aveyronnais et principalement originaire de l’Aubrac. 

Les bougnats de l’Aubrac
Daniel Crozes

Rouergue
264 pages – 29,90€